Où sont les femmes dans les rues de Toulouse (et d’ailleurs) ?

L’autre jour, ma femme m’interpelle, tout à trac : « toi qui aimes jouer avec les données, pourrais-tu me faire une carte des rues de Toulouse portant un nom d’une femme ? » 

C’est qu’elle coorganise la Transtoulousaine, une randonnée urbaine annuelle, en itinéraires convergeant vers le centre de la ville. Chaque édition comporte un thème : cette année les arbres, une autre fois peut-être bien les femmes. Un enjeu sera alors de définir des parcours qui célèbrent des personnalités féminines, si possible locales.

À cette demande en forme de défi, je réagis d’abord avec réserve : « Ça ne va pas être simple… Je peux sans doute trouver un répertoire des rues, mais comment détecter la présence d’une femme ? ». « Facile », me rétorque-t-elle, « tu n’as qu’à utiliser le fichier des prénoms ! ». Je dois le dire, elle avait bien préparé son affaire !

Et en effet, je connais bien cette source de l’Insee, recensant tous les prénoms donnés depuis au moins 1900, et les distinguant par genre.

La base nationale des prénoms ressemble à ceci, elle présente des effectifs par année de naissance :

Localiser un fichier des rues sur le site open data de Toulouse métropole ne m’a pris que quelques minutes. Il s’agit d’un filaire de voies, un fond de carte couvrant toute la métropole, qui renseigne naturellement le nom des voies, leur nature (rue, allée, boulevard, etc.) et leur commune d’appartenance. Voici un aperçu des données associées à chaque tronçon :

On pressent déjà que les femmes ne seront pas légion.

Pour manipuler des données, mon joujou favori ces derniers temps s’appelle DuckDB. C’est un petit programme tout simple qui permet d’exécuter des requêtes SQL avec une vélocité remarquable. Pour rapprocher les voies des prénoms, je vais joindre les deux bases en précisant une condition : le nom des voies doit contenir un prénom féminin.

Une première écriture ressemble à cela :

				
					LOAD SPATIAL ;
CREATE OR REPLACE TABLE filaire_femmes_toulouse AS (
    WITH prenoms_feminins AS (
        SELECT preusuel, nb_prf FROM (
            SELECT strip_accents(preusuel) AS preusuel, 
            sum(nombre)::int AS nb_prf
            FROM 'https://icem7.fr/data/prenoms_nat2022.parquet'
            WHERE sexe = 2
            GROUP BY ALL
            HAVING nb_prf > 1000
        )
    )
    , filaire_json AS (
        FROM st_read('C:/.../datasets/filaire-de-voirie.geojson')
        WHERE code_insee = '31555'
    )
     
    SELECT * FROM filaire_json 
    JOIN prenoms_feminins 
    ON contains(' ' || street || ' ', ' ' || preusuel || ' ')
);

				
			

Cette requête crée une table en 3 étapes :

  • Lecture de la base des prénoms, que j’ai convertie de CSV vers le format parquet, bien plus compact et efficace. Je ne retiens que les prénoms donnés à des filles, et plus de mille fois. Cela représente tout de même 1 800 prénoms.
  • Lecture du filaire de voies en ne gardant que les données sur Toulouse, dont le code commune est 31555. La fonction st_read() pourrait lire directement l’URL du fichier, mais celui-ci fait 20 Mo et le serveur de téléchargement est assez lent, je l’ai donc stocké au préalable.
  • Jointure sur la condition de présence du prénom dans le nom de la voie (les || permettent de coller des bouts de textes, rajoutant ici des blancs de part et d’autre des colonnes pour bien isoler les prénoms).

En moins de 2 secondes, j’obtiens un résultat qui décrit les tronçons de 372 voies, soit un dixième du total des voies toulousaines. 

Impatient de les visualiser, je les exporte dans un format géographique passe-partout, le GeoJSON :

				
					COPY filaire_femmes_toulouse  
TO 'C:/.../datasets/filaire-femmes-toulouse.json'
WITH (FORMAT GDAL, DRIVER 'GeoJSON');

				
			

Notez au passage la souplesse de cet outil de requêtage DuckDB : il est à l’aise avec tous les formats, y compris géographiques.

Une première carte brute

Il me suffit enfin de faire glisser ce fichier généré dans mon navigateur, sur https://geojson.io/ par exemple, pour voir s’afficher ces tracés. Ils sont visibles ici en gris, sur un fond de plan classique :

© OpenStreetMap - geojson.io

C’est presque trop simple pour être tout à fait crédible ! Mais tout de même, ces 372 voies ne sont pas si loin de la réalité, qui correspond plutôt à 300 (soit 8 % des voies toulousaines), comme on va le voir par la suite.

Rassurez-vous, je vous épargne désormais les écritures SQL, que les curieux·ses pourront trouver dans ce classeur Observable.

Examinons de plus près ces rues de première extraction ; le début du fichier, classé par prénom, se présente plutôt bien :

Mais un peu plus loin, je constate qu’il y a du tri à faire :

Claude est en effet un des nombreux prénoms mixtes, comme Dominique, Dany ou Camille. Sur les 480 000 Claude né·es dans entre 1900 et 2020, 88 % étaient des garçons. Il est donc tentant de ne retenir pour notre recherche que les prénoms majoritairement féminins. Exit donc les Claude, Dominique ou Hyacinthe.

Le cas des Camille est intéressant et davantage épineux.

Ce prénom est devenu bien plus populaire pour les filles à partir des années 1980. Ce qui fait qu’il apparait dans notre sélection de prénoms : il est majoritairement féminin.

Source : Insee - outil interactif sur les prénoms

Pour l’ensemble de la France (données du répertoire national Fantoir), les voies reprenant ce prénom mettent en tête Camille Claudel, mais pour le reste citent exclusivement des hommes.

Ainsi, je vais devoir gérer dans ce cas une règle particulière : ne pas tenir compte des Camille dans ma recherche de voies féminines, sauf les « Camille Claudel ». Il en va de même pour George Sand.

D’autres prénoms féminins entrent en compétition avec des toponymes ou des articles : que l’on pense à l’occitan LOU (qui correspond à LE), à ETOILE, LORRAINE, NANCY, AVRIL, ALMA… Pour parfaire mon filtrage, je vais exclure de ma base de prénoms majoritairement féminins ces mots fréquemment rencontrés dans les noms de rues, mais probablement peu liés à des personnes. Dans le même temps, je veille à réintroduire quelques exceptions : outre Camille Claudel et George Sand précédemment évoqués, France Gall par exemple, ainsi que quelques rares prénoms locaux comme Géori ou Philadelphe.

Enfin, en l’absence de prénoms reconnus, certains titres comme COMTESSE (de Ségur), MADAME (de Sévigné), SOEUR fournissent de bons indices de la présence d’une femme.

300 voies féminines à Toulouse,
soit 8 % de l'ensemble des voies

C’est ainsi que j’en arrive à identifier 300 voies a priori évocatrices d’une femme, que l’on voit ici en rouge, sur cette carte interactive et zoomable :

© IGN - Toulouse métropole

Les autres catégories résultent d’un travail similaire mené sur les prénoms masculins. Une fois les voies féminines mises de côté, les voies restantes relèvent de 3 classes :

  • Celles dont la dénomination comprend un prénom masculin ou un indice significatif (GENERAL, MAL, PRESIDENT, ABBE…)
  • Celles ensuite qui excluent a priori la référence à une personne, par la présence, après le type de voie, de DU, DE, DES : BD DE STRASBOURG, CHE DE TUCAUT…
  • Les autres au statut indéterminé, qui évoquent un homme, un lieu ou une profession : RUE LAFAYETTE, RUE MOLIERE, RUE MATABIAU, RUE PARGUAMINERES…

Ainsi, il apparait que les 8 % de femmes font face à une fourchette de 44 – 57 % d’hommes référencés, soit en gros 6 fois plus d’hommes que de femmes.

Source : Toulouse métropole - Insee © icem7

Il y a naturellement aussi quelques voies mixtes, Pierre et Marie Curie, Lucie et Raymond Aubrac par exemple, que je ne compte pas deux fois, les classant d’autorité dans la catégorie féminine !

Sur ces 300 voies féminines, une bonne vingtaine renvoient à un prénom seul dont certains sont identifiables (impasse Arletty, rue Colette, impasse Barbara) et d’autres non (impasse Matilda, rue Christiane, rue Sylvie, parc de Claire). 20 autres désignent une sainte.

Des voies aux caractéristiques particulières

Toulouse, comme la plupart des grandes villes, conduit un effort de rééquilibrage. Depuis une dizaine d’années au moins, la commission de dénomination célèbre au moins autant de femmes que d’hommes. Il y a aussi ces professions emblématiques que je n’ai pas intégrées, comme les « Munitionnettes » de la Cartoucherie, ou les « Entoileuses » de Montaudran, chargées de recouvrir les avions de tissu.

Mais peu de voies sont débaptisées. Ce sont surtout les nouveaux quartiers, résidentiels ou d’activité, voire des aménagements routiers (bretelles) qui ouvrent des opportunités.

Ici, dans un nouveau quartier près du Zénith, la mixité des dénominations est assurée :

Source : Toulouse métropole - Insee © IGN

Mais des voies au statut plus incertain, sans adresse (points verts) identifiée, sont aussi utilisées :

Source : base adresse nationale © Etalab - OpenMapTiles - OpenStreetMap

J’ai relevé toutefois un cas de renommage en centre-ville : OpenStreetMap évoque toujours en 2023 la rue du Languedoc quand le début de celle-ci est devenu allée Gisèle Halimi en 2021.

© OpenStreetMap
© IGN
Peu nombreuses, les voies féminines sont aussi plus courtes et plus modestes, plus représentées dans la catégorie des allées ou des ronds-points ; les boulevards ou les avenues sont quasiment inexistants.
Sources : Toulouse métropole - Insee
La longueur moyenne d’une voie féminine est de 200 m, contre 300 m pour les masculines. La voie féminine la plus longue, le bd Florence Arthaud, parcourt 1,6 km, une trentaine de voies masculines sont plus longues, allant jusqu’à près de 4 km pour l’avenue du Général Eisenhower.

Qu'en est-il ailleurs en France ?

Les données disponibles nationalement proviennent de deux sources :

  • Fantoir, répertoire des voies et lieux-dits, produit par la direction générale des finances publiques (les Impôts), alimenté par la gestion du cadastre ;
  • La base adresse nationale (BAN), qui référence toutes les adresses (soit x points par voie).

Les deux sont accessibles sous forme de fichiers ou d’API. La BAN est par nature bien plus lourde qu’un simple répertoire des voies. Et elle ne référence que celles qui ont des adresses. Par exemple, la rue Karen Blixen que nous avons rencontrée plus haut n’y figure pas.

Reste donc Fantoir, dont la base nationale est téléchargeable en open data depuis 2013, ce qui est à saluer ! En revanche, son format interne est difficile à décoder, j’ai donc converti la dernière version datée d’avril 2023 au format Parquet (ce qui permet aussi de réduire sa taille de 1 Go à 130 Mo).

En voici un extrait (pour Toulouse) :

Source : Fantoir/DGFIP

Son intérêt principal, c’est qu’il est national, il présente toutefois quelques limites par rapport au filaire de voies de Toulouse métropole :

  • Ce n’est pas un fichier géographique, il ne comprend pas le tracé des voies ;
  • Le champ libelle_voie est limité à 30 caractères, ce qui conduit à de fâcheuses abréviations qui peuvent affecter les prénoms. Comment deviner par exemple que les deux premières lignes évoquent une Anne-Marie et une Anne-Josèphe ?
  • Il accuse, dans sa version open data, un retard d’environ une année.

Ceci explique qu’une vingtaine de voies manquent à l’appel quand je lui applique, pour Toulouse, mon programme d’identification des voies féminines (soit une sous-estimation de 7 %).

La moyenne nationale s’établit à 3,8 % de part de voies féminines. Je ne m’étends pas sur les comparaisons départementales, tant le degré d’urbanisation parait influer sur les résultats.

En revanche, certaines petites communes se détachent spectaculairement. J’ai par exemple repéré La Ville-aux-Dames, dans l’agglomération de Tours. Cette commune de 5 000 habitants a décidé en 1974 que toutes les rues porteraient des noms de femme, sauf exception, par exemple la place du 8 mai ou celle du 11 novembre.

La commune de Lisores, dans le pays d’Auge, berceau du peintre Fernand Léger, est devenue la cité des peintres, hommes et femmes. Son conseil a décidé en 2018 non seulement de respecter strictement la parité, mais de donner des noms de peintres à toutes ses voies (sauf exceptions toponymiques).

L’examen des plus grandes villes confirme que la taille a un effet sur la féminisation

Le taux moyen monte en effet de 3,6 % à 5,5 % pour l’ensemble des villes de plus de 100 000 habitants, et 6,7 % pour les plus de 200 000.

Et dans cette dernière catégorie, Toulouse se classe plutôt bien, 3e derrière Rennes et Nantes.

Sources : Fantoir/DGFIP - Insee

Paris est proche de la moyenne, mais les disparités sont grandes entre ses arrondissements : moins de cinq références significatives dans le 8e ou le 9e, mais près de 10 % de voies féminines dans le 13e.

Quelles sont les personnalités les plus citées
dans nos rues ?

Pour dresser ces tableaux pour les femmes et les hommes, j’ai dû prendre en compte de subtiles variations orthographiques. J’ai aussi choisi d’affecter PIERRE ET MARIE CURIE à MARIE CURIE (idem pour LUCIE AUBRAC, souvent associée à RAYMOND). Par ailleurs, Pasteur, Gambetta ou Foch sont souvent cités sans prénom, il faut donc les prendre en compte manuellement après examen du palmarès de tous les noms de voies en France.

Simone Veil est la personnalité la plus contemporaine à être honorée sur les plaques de nos rues, devant même François Mitterrand.

Quelles sont enfin les tendances récentes ?

Pour répondre à cette question, la présence dans Fantoir d’une colonne date_creation m’a paru prometteuse. Mais à l’examen, elle ressemble plus à une date de modification de l’enregistrement (elle est toujours supérieure à 1987), et celles-ci peuvent intervenir pour tout un tas de raisons liées aux évolutions du cadastre.

J’ai donc considéré les noms de voies qui n’étaient que peu représentés à la création du fichier, mais qui sont apparus depuis 2010. Là encore, il a fallu prendre en compte des variations orthographiques, voire des coquilles (Mitterrand étant par exemple parfois écrit avec un seul r).

Commençons donc par les hommes. Quand une personnalité éminente disparait, il est de coutume de la célébrer, entre autres sous la forme d’un odonyme. Et s’il s’agit d’un président, on n’hésitera pas à rebaptiser une voie prestigieuse. L’avenue Jacques Chirac remplace ainsi depuis peu, à Toulouse le boulevard des Crêtes. Toutefois, Jacques Chirac (40 voies à ce jour) et Valéry Giscard d’Estaing (25) n’ont pour l’heure pas connu de succès comparable à la seule année qui a suivi le décès de François Mitterrand.

Nelson Mandela illustre un cas différent et intéressant, il était déjà admiré et célébré de son vivant. Je ne m’attendais pas, enfin, à voir apparaitre dans ce palmarès le colonel Arnaud Beltrame, en 4e position.

Sources : Fantoir/DGFIP - Insee

Pour les femmes, Simone Veil domine ce palmarès des tendances depuis 2010, mais elle était déjà honorée avant son décès. Simone de Beauvoir et Olympe de Gouges restent des valeurs sûres, icônes du féminisme, gagnant même en popularité ces dix dernières années. La disparition brutale de Florence Arthaud, enfin, a provoqué une réelle émotion.

Sources : Fantoir/DGFIP - Insee

On le voit, tester la présence de prénoms permet de bien dégrossir le sujet, mais il reste pas mal de travail manuel pour ne pas rater ce qui apparait après coup comme des évidences. Les bases ont aussi leurs petits défauts, quand ce sont d’abord des bases de gestion, qu’il faut connaitre et savoir contourner.

Le prénom des gens est important, il les identifie et les humanise. Il devrait apparaitre systématiquement, sur les plaques comme dans les fichiers.

En dépit de mes réserves initiales, je dois remercier mon épouse de m’avoir plongé dans cette instructive exploration. Et tout autant les concepteurs de ce fabuleux outil qu’est DuckDB : sa souplesse et sa vélocité m’ont permis de pousser sans entraves tous mes questionnements et souhaits de vérification. Et enfin toutes celles et ceux qui œuvrent à mettre à disposition libre ces précieuses bases de données.

Pour en savoir plus

3 commentaires sur “Où sont les femmes dans les rues de Toulouse (et d’ailleurs) ?”

  1. Merci beaucoup pour ce travail (et ces recherches).
    L’IGN a, à l’occasion du 8 mars 2022, lancé une démarche analogue (France entière) : https://www.geoportail.gouv.fr/donnees/ou-sont-les-femmes#!
    Mais le travail reste brut et l’opportunité offerte par l’application de la Loi 3DS de nommer toutes les voies de France est un challenge que l’IGN (et tous et toutes) allons essayer de prendre à bras le corps.
    Au plaisir de revenir prochainement vers vous, et vers celles et ceux qui souhaiteraient travailler sur ce sujet emblématique.

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