Émile Cheysson, représentant méconnu de l’âge d’or de la datavisualisation

L’Album de statistique graphique paraît annuellement de 1879 à 1895, puis tous les deux ans de 1895 à 1899. Cette vingtaine d’albums sont considérés par Michael Friendly, un chercheur américain qui en a rassemblé la collection complète, comme l’apogée du « Golden Age (1850-1900) de l’art de la data-visualisation »

Après Charles Joseph MinardÉmile Cheysson, un autre polytechnicien des Ponts-et-Chaussées, y collecte et produit des planches d’une inventivité et d’un souci de composition remarquables. On peut en consulter en ligne[1] plusieurs dizaines de cartes et graphiques en très haute résolution et admirer la splendeur, l’originalité et la méticulosité de ce créateur méconnu.

Cette carte « figurative » des recettes des stations de chemins de fer est quasiment un cartogramme, les symboles ne se chevauchent jamais, l’auteur a su décaler subtilement les symboles (voir Sète, à l’époque orthographié Cette, ou Rivesaltes). La légende est en elle-même un roman… Le rayon dépend bien de la racine carrée de la valeur. La réalisation est impeccable.

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L’on découvre une bien curieuse anamorphose ici, où la baisse des prix des voyages est figurée par un rétrécissement progressif du territoire, comme si ses marges devenaient soudain plus accessibles…

Émile Cheysson innove encore avec cette représentation spatio-temporelle des évolutions de population (« cartogrammes à foyers diagraphiques »), le rouge figurant les pertes, le gris, les gains, par rapport à l’année de référence, milieu de la plage de l’analyse.

Mouvement quinquennal de la population française par département de 1861 à 1881
Il revient donc à un statisticien américain, Friendly, d’avoir remis en lumière cette production considérable, que peu de spécialistes (à l’exception notable de Gilles Palsky[3]) connaissaient aussi en détail en France. Michael Friendly se passionnait dans les années 1990 pour les graphiques en mosaïques, qu’il appliquait de façon originale à la représentation visuelle de tableaux de contingence. A l’occasion d’une visite en France, en 1995, Antoine de Falguerolles, statisticien de l’université de Toulouse, lui présente cette carte, qui l’électrise littéralement it knocked me off the chair i was sitting on[2] » ). Friendly a devant les yeux un travail qui fait écho à ses propres recherches, mais de plus de 100 ans précurseur du sien ! Il va alors s’employer à rassembler tous les albums. Coup de chance, 2 ans plus tard, on l’informe qu’un libraire de la rue des Beaux-Arts à Paris en détiendrait la collection complète. Friendly se précipite à Paris. Renseignements pris, il peut les acquérir tous pour 10 000 francs. Il propose alors de créer une association de chercheurs passionnés qui pourra rassembler cette somme. Constituée en une semaine à peine, elle se dénomme « Les Chevaliers des Albums de Statistique Graphique ». En voici les membres, autour de la tombe de Charles Joseph Minard au cimetière du Montparnasse, sur laquelle ils ont fait poser une plaque (2017) exposant son plus fameux graphique.
Tombe de Charles Joseph Minard au cimetière du Montparnasse
Avec les Albums, Michael Friendly découvre « the most amazing graphics, a collection of new and modern graphic forms[2] ». Ce choc esthétique le conduira, quelques année plus tard, à créer le Milestones project[4] (2002), une histoire de la datavisualisation avec tous ses jalons, ses innovations décisives, ses personnages emblématiques. Le graphique suivant synthétise l’évolution du volume de ces développements depuis le 16ème siècle, et met en évidence un Golden Age[5], dont les plus illustres représentants furent selon lui Charles Joseph Minard, Émile Cheysson, Florence Nightingale et Francis Galton
The time distribution of events considered milestones in the history of data visualization
The time distribution of events considered milestones in the history of data visualization

Autre facteur favorable, vers 1850, les techniques lithographiques ont été adaptées à l’impression couleur, lui permettant d’être utilisée comme une variable visuelle importante dans la conception de cartes thématiques et de diagrammes statistiques. Les Albums en sont une illustration remarquable.

Friendly[5] célèbre ainsi le travail d’Émile Cheysson :

« These Album de Statistique Graphique can be considered the pinnacle of the Golden Age, an exquisite sampler of nearly all known graphical forms, and a few that make their first appearance in these volumes »

Terminons par deux citations d’Émile Cheysson en personne, lors d’un exposé[6] prononcé à l’Exposition Universelle de 1878 : « Un diagramme n’est pas allemand, anglais ou italien ; tout le monde saisit immédiatement ses rapports de mesure, de surface ou de coloration. On est donc en droit de le dire : la statistique graphique est la véritable langue universelle, et permet aux savants de tous les pays d’échanger librement leurs idées et leurs travaux, au grand profit de la science elle-même. » « Dans le même ordre d’idées, je signale aussi l’abus des longues légendes. Un diagramme qu’on ne devine qu’à travers les explications d’un long texte pêche gravement contre la méthode. »

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